Homélie : l'envoi des douze en mission

Publié le par Père Gilles

Homélie prononcée par Saint Grégoire le Grand le 30 novembre 590

 

L'envoi des douze en mission                        Mt 10, 5-10

 

En ce temps-là, Jésus envoya ses douze apôtres après leur avoir donné ses instructions : «N’allez pas vers les païens, et n’entrez pas dans les villes des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. Sur votre chemin, annoncez que le Royaume des cieux est proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. N’ayez sur vous ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton; car l’ouvrier mérite sa nourriture.»

N’est-il pas évident pour tous, frères très chers, que notre Rédempteur est venu en ce monde pour la rédemption des païens? Ne voyons-nous pas aussi chaque jour des Samaritains appelés à la foi? Alors, pourquoi le Seigneur dit-il aux apôtres qu’il envoie prêcher : «N’allez pas vers les païens, et n’entrez pas dans les villes des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël.» C’est pour nous amener à en conclure, à partir de ce qui est arrivé, qu’il voulait qu’on prêchât d’abord à la Judée seule, et ensuite seulement à tous les peuples païens, afin que lorsque la Judée, ayant été appelée, aurait refusé de se convertir, les saints prédicateurs aillent appeler les païens à leur tour. De la sorte, après le rejet de la prédication de notre Rédempteur par les siens, celui-ci se chercherait des auditeurs pour ainsi dire étrangers parmi les peuples païens; et là où les Juifs allaient trouver une charge contre eux, les païens puiseraient un accroissement de grâce.

A ce moment-là, en effet, il en était, en Judée, qui devaient être appelés, et il en était, chez les païens, qui ne devaient pas être appelés. Dans les Actes des apôtres, nous lisons qu’à la prédication de Pierre, trois mille Juifs d’abord, puis cinq mille autres ont cru (cf. Ac 2, 41; 4, 4). Et quand les apôtres ont voulu prêcher aux païens en Asie, on rapporte que cela leur fut interdit par l’Esprit (cf. Ac 16, 6); et pourtant, ce même Esprit, qui interdit d’abord la prédication, la fit ensuite pénétrer dans le cœur des Asiates. N’y a-t-il pas déjà longtemps que toute l’Asie est gagnée à la foi?

Si l’Esprit-Saint a commencé par interdire ce qu’il a fait ensuite, c’est qu’il y avait alors en Asie des hommes qui ne devaient pas être sauvés. Il y avait alors dans cette région des hommes qui ne méritaient pas encore d’être ramenés à la vie, mais qui ne méritaient pas non plus d’être jugés plus sévèrement pour avoir méprisé la prédication. Ainsi, un jugement subtil et mystérieux a refusé la sainte prédication aux oreilles de ces hommes, parce qu’ils ne méritaient pas d’être régénérés par la grâce. Il nous est donc nécessaire, frères très chers, de craindre, dans tout ce que nous faisons, les desseins cachés que le Dieu tout-puissant nourrit à notre endroit, de peur que si nous laissons notre âme se répandre à l’extérieur, sans la ramener à elle-même en la détournant de la volupté, le Juge ne lui ménage, pour la corriger, de terribles épreuves à l’intérieur. C’est ce qu’observait bien le psalmiste quand il a dit : «Venez et voyez les œuvres du Seigneur. Que ses desseins sur les fils des hommes sont redoutables!» (Ps 66, 5). Il a vu en effet que l’un reçoit un appel dicté par la miséricorde, tandis qu’un autre est repoussé comme l’exige la justice. Et parce que le Seigneur se détermine tantôt à pardonner, tantôt à sévir avec colère, le psalmiste a redouté ce qu’il ne parvenait pas à comprendre. Ce Dieu qu’il découvrait non seulement insondable, mais aussi inflexible en certaines de ses décisions, il a proclamé qu’il était redoutable en ses desseins.

2. Ecoutons ce qui est prescrit aux prédicateurs envoyés en mission : «Sur votre chemin, annoncez que le Royaume des cieux est proche.» Cette proximité, frères très chers, même si l’Evangile la taisait, le monde la proclamerait. Car il nous parle par ses ruines : broyé par tant de coups et déchu de sa gloire, il nous montre, comme déjà tout proche, un autre Royaume, qui le suit. Il est devenu amer jusque pour ceux qui l’aiment. Il les exhorte par ses ruines elles-mêmes à ne pas l’aimer. En effet, si une maison endommagée menaçait ruine, celui qui l’habite prendrait la fuite; et celui qui l’avait aimée lorsqu’elle était debout s’en éloignerait au plus vite quand elle s’écroule. Entourer le monde de notre affection au moment où il s’effondre, ce n’est pas désirer être logés, mais plutôt vouloir être écrasés, parce que cet amour qui nous enchaîne aux malheurs subis par le monde rend inutile tout effort pour nous dégager de son écroulement. Il nous est donc facile aujourd’hui de déprendre notre âme de l’amour du monde, quand nous voyons toutes choses détruites autour de nous. Mais c’était très difficile au temps où les Douze étaient envoyés prêcher le Royaume invisible des cieux, car alors, aussi loin que portait la vue, tous les royaumes terrestres prospéraient.

3. Pour cette raison, des miracles sont venus à la rescousse des saints prédicateurs, afin que cette démonstration de puissance inspirât confiance en leurs paroles, et que ceux qui prêchaient de l’inédit en vinssent aussi à faire de l’inédit, comme l’ajoute notre texte : «Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons.»

Tant que le monde était florissant, que le genre humain s’accroissait, qu’on vivait longtemps et qu’on regorgeait de biens, à qui aurait-on pu faire croire par des paroles qu’il existait une autre vie? Qui aurait donné sa préférence aux choses invisibles sur les choses visibles? Mais lorsque des infirmes eurent été ramenés à la santé, des morts rappelés à la vie, quand des lépreux eurent retrouvé la netteté de leur chair, et que des possédés eurent été délivrés de la puissance des esprits immondes, lorsque tant de miracles visibles eurent été accomplis, qui aurait pu ne pas croire aux choses invisibles dont il entendait parler? Car les miracles visibles n’éclatent aux yeux de ceux qui les voient que pour les attirer vers la foi aux réalités invisibles, et leur faire sentir, à travers ce qui s’accomplit d’admirable au-dehors, que ce qui se trouve au-dedans l’est encore beaucoup plus.

Voilà pourquoi, aujourd’hui où le nombre des fidèles a augmenté, on trouve encore dans la sainte Eglise beaucoup de personnes qui mènent une vie riche en vertus, mais sans les prodiges liés à ces vertus; en effet, le miracle extérieur est inutile s’il n’y a rien à réaliser à l’intérieur. Comme le dit le Docteur des nations, «les langues sont un signe, non pour les croyants, mais pour les incroyants» (1 Co 14, 22). Aussi cet éminent prédicateur a-t-il ressuscité par la prière, devant tous les incroyants, le jeune Eutychus, qui, s’étant endormi pendant la prédication, était tombé par la fenêtre et se trouvait bel et bien mort (cf. Ac 20, 7-12). Venant à Malte et sachant l’île remplie d’incroyants, il guérit par la prière le père de Publius, qui était tourmenté par la dysenterie et les fièvres (cf. Ac 28, 7-10). Quant à Timothée, son compagnon de voyage et son aide pour la sainte prédication, qui souffrait de maux d’estomac, il ne le guérit pas d’une parole, mais il fait appel à l’art médical pour rétablir sa santé : «Prends, lui dit-il, un peu de vin, à cause de ton estomac et de tes fréquentes maladies.»

(1 Tm 5, 23). Lui qui, par une seule prière, a pu guérir un malade incroyant, pourquoi ne remet-il pas aussi sur pied par la prière son compagnon souffrant? C’est qu’il fallait guérir au-dehors par un miracle cet homme qui n’avait pas la vie au-dedans, pour que la manifestation de la puissance extérieure permît à une vertu intérieure de l’amener à la vie. Mais le compagnon malade de Paul, qui était croyant, n’avait pas besoin de voir des miracles au-dehors, puisqu’il était vivant et en pleine santé au-dedans.

4. Ecoutons maintenant ce que notre Rédempteur ajoute après avoir accordé le pouvoir de prêcher et la puissance de faire des miracles : «Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.» Il prévoyait que certains utiliseraient le don même de l’Esprit qu’ils avaient reçu comme monnaie d’échange, et qu’ils détourneraient les prodiges et les miracles en les faisant servir à leur cupidité. C’est ainsi que Simon le Magicien, qui voyait les miracles opérés par l’imposition des mains, voulut recevoir pour de l’argent ce don du Saint-Esprit, afin de vendre d’une manière plus honteuse encore ce qu’il aurait mal acquis (cf. Ac 8, 18-24). Voilà aussi pourquoi notre Rédempteur, s’étant fait un fouet avec des cordes, a chassé la foule du Temple et a renversé les sièges des marchands de colombes (cf. Jn 2, 14-16). Vendre des colombes, c’est imposer les mains, pour conférer l’Esprit-Saint, sans avoir égard au mérite de la vie [du candidat], mais en vue d’une récompense. Quelques-uns, cependant, sans toucher de l’argent en récompense pour l’ordination, accordent les ordres sacrés pour obtenir la faveur des hommes; ce faisant, ils ne recherchent pour toute rétribution que la louange. Ils n’accordent pas gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement, puisqu’en s’acquittant de cette fonction sainte, ils escomptent qu’on leur rende de l’adulation en monnaie de leur pièce. C’est donc avec raison que le prophète décrit l’homme juste comme «celui qui éloigne sa main de tout présent» (Is 33, 15). Il ne dit pas : «celui qui éloigne sa main du présent», mais il précise bien : «de tout présent»; car on doit distinguer le présent de servilité, le présent de la main, et le présent de la langue. Le présent de servilité, c’est une sujétion dont on s’acquitte alors qu’on n’y était pas tenu; le présent de la main, c’est l’argent; le présent de la langue, c’est l’adulation. Celui qui confère les ordres sacrés éloigne donc sa main de tout présent lorsque dans les choses divines, non seulement il ne recherche aucunement l’argent, mais il n’ambitionne pas non plus la faveur des hommes.

5. Quant à vous, frères très chers, qui n’avez pas quitté l’habit séculier, puisque vous connaissez les devoirs qui nous reviennent, ramenez l’attention de votre âme sur les vôtres. Tous vos devoirs mutuels, accomplissez-les gratuitement. La récompense de vos œuvres, ne la recherchez pas en un monde qui, comme vous le voyez, a déjà décliné avec tant de rapidité. De même que vous désirez cacher vos mauvaises actions pour que les autres ne les voient pas, prenez garde de ne pas manifester vos bonnes actions dans le but d’en être loués par les hommes. Ne faites le mal d’aucune manière, et ne faites pas le bien en vue d’une récompense terrestre. Cherchez à avoir pour témoin de vos actions celui-là même que vous attendez comme juge. Donnez-lui de voir que vos bonnes actions sont maintenant secrètes, pour qu’à l’heure de la récompense, il les fasse connaître de tous.

De même que vous accordez tous les jours de la nourriture à votre corps, afin qu’il ne défaille pas, que les bonnes œuvres soient l’aliment quotidien de votre âme. C’est par la nourriture que le corps se refait, c’est par l’œuvre de charité que l’âme doit s’entretenir. Ce que vous accordez à votre corps voué à mourir, ne le refusez pas à votre âme destinée à vivre pour l’éternité. Supposons que le feu dévore soudain une maison : n’importe quel propriétaire saisit alors ce qu’il peut et s’enfuit; il regarde comme un gain d’avoir pu arracher quoi que ce soit aux flammes avec lui. Voici que le feu des tribulations anéantit le monde, et que sa fin toute proche brûle comme une flamme tout ce qui en faisait l’ornement. Estimez donc, frères très chers, que c’est un gain considérable que vous réalisez si vous en arrachez quelque chose avec vous, si vous en emportez quoi que ce soit dans votre fuite, si ce que vous pouviez perdre en le gardant pour vous, vous le conservez pour votre récompense éternelle en le donnant. Car nous perdons toutes les choses terrestres en les conservant, mais nous les conservons en les donnant généreusement.

Très vite, le temps s’enfuit. Par conséquent, puisqu’une insistance importune nous contraint à voir bientôt notre Juge, préparons-nous-y en toute hâte par de bonnes actions, avec l’aide de Notre-Seigneur à qui conviennent honneur, gloire et adoration dans les siècles des siècles. Amen

 

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C
Bonjour mon Père,<br /> Excellent<br /> DIDIER
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