Homélie : L'aveugle de Jéricho

Publié le par Père Gilles

 

 

L’Aveugle de Jéricho              Lc 18, 31-43

 

Homélie prononcée par Saint Grégoire le Grand le 19 novembre 590

 

En ce temps-là, Jésus prit à part ses douze apôtres, et il leur dit : «Voici que nous montons à Jérusalem, et que va s’accomplir tout ce que les prophètes ont écrit au sujet du Fils de l’homme. Car il sera livré aux païens, bafoué, flagellé et couvert de crachats. Et après l’avoir flagellé, ils le tueront; et le troisième jour il ressuscitera.» Mais eux ne comprirent rien à cela; c’était pour eux une parole cachée, et ils ne comprenaient pas ce qui leur était dit.

Or il se trouva, comme Jésus approchait de Jéricho, qu’un aveugle était assis au bord du chemin et mendiait. Entendant passer la foule, il demanda ce que c’était. On lui dit que c’était Jésus de Nazareth qui passait. Alors il s’écria : «Jésus, fils de David, aie pitié de moi!» Ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour le faire taire. Mais lui criait de plus belle : «Fils de David, aie pitié de moi!» Jésus, s’arrêtant, demanda qu’on le lui amène. Quand il se fut approché, il l’interrogea : «Que veux-tu que je fasse pour toi?» Il répondit : «Seigneur, que je voie!» Jésus lui dit : «Vois! Ta foi t’a sauvé.» A l’instant il vit, et il le suivait en glorifiant Dieu. Et tout le peuple, voyant cela, célébra les louanges de Dieu.

Notre Rédempteur, prévoyant que sa Passion jetterait le trouble dans l’âme de ses apôtres, leur prédit bien à l’avance, et les souffrances de cette Passion, et la gloire de sa Résurrection. Ainsi, en le voyant mourir comme il le leur avait annoncé, ils ne douteraient pas qu’il dût également ressusciter. Mais parce que ses disciples encore charnels1 ne pouvaient rien comprendre au mystère dont il leur parlait, il eut recours à un miracle. Sous leurs yeux, un aveugle s’ouvre à la lumière, en sorte qu’une action céleste affermisse dans la foi ceux qui ne comprenaient pas les paroles du mystère céleste.

Or il faut, frères très chers, reconnaître dans les miracles du Seigneur, notre Sauveur, des faits dont on doit croire qu’ils se sont véritablement accomplis, mais qui cependant, en tant que signes, nous instruisent de quelque chose. Car tout en témoignant par leur puissance de certaines vérités, les œuvres du Seigneur nous en affirment d’autres par leur mystère. Remarquez-le en effet, à nous en tenir au sens littéral, nous ignorons qui fut l’aveugle dont parle notre évangile, mais nous savons pourtant qui il symbolise dans l’ordre du mystère. L’aveugle, c’est le genre humain : exclu des joies du paradis en la personne de son premier père, privé des clartés de la lumière d’en haut, il subit les ténèbres de sa condamnation; mais retrouvant la lumière grâce à la présence de son Rédempteur, il en vient à apercevoir, en les désirant, les joies de la lumière intérieure, et il pose le pas de ses bonnes œuvres sur le chemin de la vie.

2. Il faut remarquer que c’est au moment où, selon le récit, Jésus approche de Jéricho que l’aveugle retrouve la lumière. Jéricho signifie «lune», et la lune, dans l’Ecriture Sainte, marque la faiblesse de la chair, car elle connaît en chacun de ses cycles mensuels un déclin, qui symbolise notre faiblesse de mortels. Ainsi, c’est lorsque notre Créateur approche de Jéricho que l’aveugle revient à la lumière, puisque c’est quand Dieu a assumé la faiblesse de notre chair que le genre humain a recouvré la lumière qu’il avait perdue. C’est parce que Dieu subit la condition humaine que l’homme est élevé à la condition divine.

C’est avec raison que cet aveugle nous est représenté à la fois assis au bord du chemin et en train de mendier, car la Vérité en personne a dit : «Je suis le Chemin.» (Jn 14, 6). Celui qui ne connaît pas la clarté de la lumière éternelle est donc un aveugle. Si toutefois il a commencé à croire au Rédempteur, il est assis au bord du chemin. Cependant, s’il néglige de prier et s’abstient de supplier Dieu pour recouvrer la lumière éternelle, l’aveugle est bien assis au bord du chemin, mais il ne mendie pas. En revanche, si en même temps qu’il croit, il reconnaît que son cœur est aveugle et demande à recouvrer la lumière de vérité, alors l’aveugle est assis au bord du chemin et il mendie. Celui donc qui reconnaît les ténèbres de son aveuglement et qui comprend que lui manque la lumière de l’éternité, qu’il crie du fond du cœur, qu’il crie de toute son âme et dise : «Jésus, fils de David, aie pitié de moi!»

Mais écoutons ce qui advint tandis que l’aveugle criait : «Ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour le faire taire.»

3. Que représentent ceux qui précèdent l’arrivée de Jésus, sinon la foule des désirs charnels2 et la tempête des vices, qui, avant la venue de Jésus en notre cœur, dissipent nos pensées par leurs assauts et gênent les appels de notre cœur dans la prière? Souvent, en effet, lorsque nous voulons revenir vers le Seigneur après avoir péché, et que nous nous efforçons de vaincre par la prière les vices dont nous avons été coupables, les images de nos fautes passées se pressent en notre cœur; elles émoussent la pointe de notre esprit, troublent notre âme et étouffent la voix de notre prière. Oui, «ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour le faire taire», puisqu’avant la venue de Jésus en notre cœur, nos fautes passées, dont le souvenir vient heurter notre pensée, nous jettent dans le trouble au beau milieu de notre prière.

4. Ecoutons ce que fit alors cet aveugle, avant de retrouver la lumière. Le texte poursuit : «Mais lui criait de plus belle : ‹Fils de David, aie pitié de moi!›» Voyez : celui que la foule réprimande pour le faire taire crie de plus belle; c’est ainsi que plus l’orage des pensées charnelles3 nous tourmente, plus nous devons intensifier notre effort de prière. La foule veut nous empêcher de crier, puisque nous subissons souvent jusque dans la prière le harcèlement des images de nos péchés. Mais il faut que la voix de notre cœur persiste avec d’autant plus de force que la résistance qu’elle rencontre est plus dure, afin de maîtriser l’orage de nos pensées coupables, et de toucher, par l’excès même de son importunité, les oreilles miséricordieuses du Seigneur. Chacun, je le suppose, a expérimenté en lui-même ce que je vais vous dire : lorsque nous détournons notre esprit de ce monde pour le tourner vers Dieu, et que nous nous appliquons à la prière, voilà que nous devons supporter dans notre prière, comme une chose importune et pénible, cela même que nous avions accompli avec délice. C’est à peine si la main d’un saint désir peut en chasser le souvenir des yeux de notre cœur, à peine si les gémissements de la pénitence peuvent triompher des images qui en résultent.

5. Mais si nous persévérons avec insistance dans notre prière, nous arrêtons en notre âme Jésus qui passe. Aussi est-il ajouté : «Jésus, s’arrêtant, demanda qu’on le lui amène.» Voici qu’il s’arrête, lui qui passait : en effet, tant que les foules des images nous oppressent dans la prière, nous avons comme l’impression que Jésus passe; mais quand nous persévérons avec insistance dans notre prière, Jésus s’arrête pour nous rendre la lumière, puisque Dieu se fixe en notre cœur, et que la lumière perdue nous est rendue.

6. Cependant, le Seigneur veut encore nous faire comprendre par là quelque chose d’utile au sujet de son humanité et de sa divinité. C’est lorsqu’il passait que Jésus entendit l’aveugle qui criait, mais c’est une fois arrêté qu’il accomplit le miracle de lui rendre la lumière. Car passer est le fait de la nature humaine, et se tenir arrêté, celui de la nature divine. C’est par son humanité que Jésus est né et a grandi, qu’il est mort et ressuscité, qu’il est allé d’un lieu à un autre. En effet, si la nature divine n’admet aucun changement, et si le fait de changer équivaut à passer, il est évident que le passage du Seigneur ressortit à la chair, non à la divinité. En vertu de sa divinité, il demeure toujours comme arrêté, parce qu’étant partout présent, il n’a besoin ni de venir, ni de repartir par un déplacement. C’est donc bien en passant que le Seigneur entend l’aveugle qui crie, et une fois arrêté qu’il lui rend la lumière, puisque c’est en son humanité qu’il s’apitoie avec compassion sur nos cris d’aveugles, mais par la puissance de sa divinité qu’il nous remplit de la lumière de sa grâce.

7. Remarquons aussi ce qu’il dit à l’aveugle qui s’approche : «Que veux-tu que je fasse pour toi?» Celui qui avait le pouvoir de rendre la vue ignorait-il donc ce que voulait l’aveugle? Non, bien sûr! Mais il veut que nous demandions les choses, bien que d’avance il sache que nous les demanderons et qu’il nous les accordera. Il nous exhorte à prier jusqu’à être importuns, lui qui affirme cependant : «Votre Père céleste sait de quoi vous avez besoin avant que vous ne le lui demandiez.» (Mt 6, 8). S’il interroge, c’est pour qu’on lui demande; s’il interroge, c’est pour exciter notre cœur à la prière. Aussi l’aveugle ajoute-t-il aussitôt : «Seigneur, que je voie!» Ce que demande l’aveugle au Seigneur, ce n’est pas l’or, mais la lumière. Il ne se soucie pas de demander autre chose que la lumière, car même s’il est possible à un aveugle de posséder quelque chose, il ne peut, sans lumière, voir ce qu’il possède. Imitons donc, frères très chers, cet homme dont nous venons d’entendre la guérison du corps et de l’âme. Ne demandons au Seigneur ni des richesses trompeuses, ni des présents terrestres, ni des honneurs passagers, mais la lumière; non la lumière circonscrite par l’espace, limitée par le temps, interrompue par la nuit, et dont nous partageons la vue avec les animaux; mais demandons cette lumière que seuls les anges voient avec nous, qui ne débute par aucun commencement et n’est bornée par aucune fin. Or le chemin pour arriver à cette lumière, c’est la foi. C’est donc avec raison que le Seigneur répond aussitôt à l’aveugle à qui il va rendre la lumière : «Vois! Ta foi t’a sauvé.»

Mais à cela la pensée charnelle4 objecte : «Comment puis-je chercher la lumière spirituelle, puisque je ne peux la voir? Comment vais-je être certain qu’elle existe, alors qu’elle n’éclaire pas les yeux de mon corps?» On peut répondre en quelques mots à cette difficulté : les objections mêmes qui nous viennent à l’esprit, nous ne les pensons pas avec notre corps, mais avec notre âme. Or nul ne voit son âme, et pourtant nul ne doute d’avoir une âme, alors qu’il ne la voit pas. C’est en effet cette âme invisible qui régit le corps visible. Retirez ce qui est invisible, et tout ce visible qui semblait se soutenir par lui-même s’écroule aussitôt. C’est donc par une réalité invisible que nous vivons de cette vie visible; et nous douterions qu’il y ait une vie invisible?

8. Ecoutons ce qui arriva à cet aveugle suppliant, et ce qu’il fit. Le texte poursuit : «A l’instant il vit, et il le suivait.» Voir et suivre, c’est faire ce qu’on a compris être bien. Voir, mais ne pas suivre, c’est comprendre ce qui est bien, mais négliger de le faire. Par conséquent, frères très chers, si nous reconnaissons que nous sommes des pèlerins aveugles, si par la foi au mystère de notre Rédempteur nous sommes assis au bord du chemin, si nous prions chaque jour notre Créateur pour en obtenir la lumière, si enfin la vue de cette lumière vient sortir notre intelligence de son aveuglement, alors, ce Jésus que nous voyons par l’esprit, suivons-le par nos œuvres. Regardons bien par où il passe, et mettons nos pas dans les siens en l’imitant. Car suivre Jésus, c’est l’imiter. C’est pourquoi il dit : «Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts.» (Mt 8, 22). Suivre, en effet, veut dire imiter. Aussi le Seigneur recommande-t-il ailleurs : «Si quelqu’un veut être mon serviteur, qu’il me suive.»


Observons donc par où il passe, pour pouvoir le suivre. Voyez : alors qu’il est le Seigneur et le Créateur des anges, il est venu dans le sein d’une Vierge pour assumer notre nature, qu’il a lui-même créée. Il n’a pas voulu naître en ce monde de parents riches, mais en a choisi de pauvres. C’est pourquoi, faute d’agneau à offrir pour lui, sa mère acquit de jeunes colombes et un couple de tourterelles pour le sacrifice (cf. Lc 2, 24). Il n’a pas cherché le succès en ce monde; il a supporté les opprobres et les dérisions, il a enduré les crachats, le fouet, les soufflets, la couronne d’épines et la croix. Et puisque c’est l’attirance des biens matériels qui nous a fait perdre la joie intérieure, il nous a montré par quelles amertumes il faut y revenir. Quelles souffrances l’homme ne doit-il donc pas accepter de subir pour lui-même, si Dieu en a tant enduré pour les hommes!

Ainsi, celui qui, tout en croyant au Christ, continue à rechercher les profits de l’avarice, s’exalte dans l’orgueil des honneurs, brûle du feu de l’envie, se souille en des passions impures et recherche avec avidité les faveurs du monde, celui-là néglige de suivre Jésus, même s’il croit en lui. S’il recherche les joies et les plaisirs, il marche dans un chemin opposé à celui de son Maître, puisque celui-ci lui en a montré un qui est plein d’amertume.

Remettons-nous donc nos fautes passées devant les yeux; considérons comme il est redoutable, le Juge qui va venir pour les punir; accoutumons notre esprit à pleurer. Le temps de cette vie, rendons-le-nous amer par la pénitence, pour éviter la punition d’une amertume éternelle. C’est par les pleurs, en effet, que nous sommes conduits aux joies éternelles, comme nous le promet la Vérité : «Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.» (Mt 5, 5). Par les joies [de ce monde], au contraire, c’est aux pleurs qu’on parvient, comme l’atteste cette même Vérité : «Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous vous affligerez et vous pleurerez.» (Lc 6, 25). Si donc nous désirons la joie de la récompense à l’arrivée, astreignons-nous à une amère pénitence sur le chemin. Ainsi, non seulement nous croîtrons en Dieu pendant notre vie, mais notre conduite enflammera les autres à chanter les louanges de Dieu. D’où la suite du texte : «Et tout le peuple, voyant cela, célébra les louanges de Dieu.»

 

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C
Bonjour mon Père,<br /> Ce texte est parfait<br /> Fraternellement<br /> DIDIER
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